Série « Valsent les jours »

Episode 8-JOSEPHINE

Sans le vouloir, elle avait cédé l’intégralité de ses droits d’auteur à Hippolyte. Ce-dernier s’était en outre alloué une commission énorme sur les recettes des concerts de la jeune femme: Joséphine ne récoltait que deux pour cent à peine des gains générés par ses prestations. Paradoxe, elle était l’une des chanteuses les plus renommées de la capitale, mais avait le plus grand mal à vivre de son art. 
Plus grave, Hippolyte était parvenu peu à peu s’accaparer sa vie de femme. Avec le temps, sournoisement, il avait réussi à faire le vide autour d’elle. Les répétitions s’enchaînaient, les spectacles aussi, sans compter ces innombrables déplacements mondains « indispensables » selon lui au succès d’une carrière de chanteuse. 
— Ne l’oublie pas Joséphine, tu dois avant tout être vue, martelait-il sans cesse. 
Du haut de ses dix-huit ans, Joséphine n’avait osé mettre en doute la parole d’Hippolyte, trop obnubilée par sa réussite professionnelle. Presque sans le vouloir, elle s’était insidieusement éloignée de ses amis d’enfance et avait coupé les ponts avec la plupart de ses connaissances. Ainsi, cela faisait plus de trois ans qu’elle n’avait pas vu sa tante, la seule famille qui lui restait. Cette- dernière vivait dans les Vosges, là où Joséphine avait grandi. La chanteuse avait interdiction de lui rendre visite : 
— Trop loin, n’y songe pas ma chère, il faut absolument te ménager et te concentrer sur l’essentiel. 
En toute occasion, Hippolyte savait trouver les mots pour la convaincre, pour la persuader de ce qui était bien et surtout de ce qui était mal. 
Joséphine avait d’abord eu une certaine admiration pour son agent. Il connaissait le tout-Paris, il pouvait la faire devenir quelqu’un. Puis, il était rassurant : grand, des yeux noirs perçants, une belle chevelure poivre et sel, le sourire éclatant. Le temps passant, ensevelie sous une charge de travail écrasante, Joséphine s’était laissée enjôler par cet homme à qui elle pensait tout devoir, cet homme qui avait su profiter de son innocence, de sa jeunesse et de sa crédulité. 
Aussi cela faisait-il plus de trois ans et demi que Joséphine et Hippolyte partageaient tout, y compris leur vie intime. Une relation parfois houleuse, mais la compositrice s’y soumettait. Avait- elle le choix de faire autrement ? Sans Hippolyte, elle n’était rien : il le lui répétait d’ailleurs à longueur de journée. 
— Bon, Joséphine, allons-y, il se fait tard, ordonna-t-il, mettant brutalement fin aux songeries de la jeune fille. 
Il l’agrippa par le bras et ils s’engouffrèrent dans la voiture qui les attendait devant l’Olympia. Joséphine eut tout juste le temps de saluer furtivement quelques admirateurs qui faisaient le pied de grue depuis la fin du concert pour l’apercevoir. 
— 17 rue de l’Ancienne Comédie s’il vous plaît.
Hippolyte était visiblement pressé de rentrer.
Le chauffeur s’exécuta. Comme à chaque fois qu’elle était dans un taxi, Joséphine admira Paris et ses lumières à travers la fenêtre. Elle osait à peine penser à la nuit qui l’attendait. Des frissons la traversaient en ressassant ce qu’elle devrait faire. 
Une quinzaine de minutes plus tard, alors qu’elle gravissait les marches de l’immeuble où elle logeait avec Hippolyte, son écœurement devint de plus en plus étouffant. Non, elle ne devait pas mollir, pas maintenant. 
À peine le palier de la porte franchi, la voix brusque de son colocataire forcé retentit dans tout le salon. 
— Fais-moi une tisane. 
Joséphine s’exécuta aussitôt. Surtout ne pas l’énerver… Elle s’isola en cuisine, et patienta pendant que l’eau chauffait. Son plan allait marcher, c’était juste un mauvais moment à passer… Mais déjà tout son être était en proie à des convulsions. Elle avait le plus grand mal à se calmer. 
Sa main était devenue incontrôlable et ce qui devait arriver arriva : elle laissa tomber la tasse d’Hippolyte par terre. Par chance, elle ne se brisa pas, mais le bruit résonna dans tout l’appartement. 
Telle une bête enragée, l’impresario se précipita dans la cuisine. Joséphine leva le regard vers lui, effrayée. Elle connaissait par cœur le refrain des prochaines secondes. Instinctivement, elle ferma les yeux, et pensa intensément au bonheur qu’elle avait éprouvé deux heures auparavant sur la scène de l’Olympia. Presque mécaniquement, elle se protégea le visage avec ses bras. 
Elle essaya d’oublier les coups qui pleuvaient sur ses côtes et ses cuisses. Son tortionnaire était malin : jamais il ne la frappait sur les parties apparentes du corps. Trop risqué. Les rumeurs circulaient vite à Paris, et il tenait non seulement à sa réputation mais aussi à ce que Joséphine assurât la totalité de ses concerts : l’argent avant tout. 
— Tu peux pas faire attention, espèce d’idiote ! Pas foutue de faire une tisane correctement, tu n’es vraiment bonne à rien ! 
Les minutes passèrent, interminables. Une fois calmé, Hippolyte retourna se vautrer sur son lit, laissant Joséphine effondrée et suffocante dans la cuisine. 
Péniblement, elle se releva et parvint à finir de préparer la boisson. Elle avait mal aux côtes, elle aurait sûrement des bleus. Ce à quoi Hippolyte lui rétorquerait probablement : 
— Bah… C’est normal : tu marques vite. 
Joséphine tenta de reprendre ses esprits et songea à ce qu’elle devait absolument faire ce soir-là. L’idée la répugnait, mais c’était le prix de sa tranquillité. 
« Oublie tes crampes, oublie que tu as mal, il le faut. » 
Elle attendit cinq bonnes minutes, le temps pour que la douleur devînt à peu près supportable. Sourire aux lèvres, elle servit alors sa tisane fumante à Hippolyte. 
— Voilà. J’ai mis un peu de lait froid à côté au cas où. L’agent, affalé sur son lit, un cigare entre les dents, la regarda bizarrement, manifestement peu accoutumé à tant d’égards de la part de celle qu’il considérait comme sa compagne. 
— C’est fort aimable. 
— Non c’est tout à fait normal, renchérit Joséphine d’un ton inhabituellement charmeur. Je reviens. 
La musicienne s’enferma dans la salle d’eau et ouvrit le petit placard où étaient rangées les serviettes. Avant de partir à l’Olympia, elle y avait caché une nuisette. Elle l’enfila avec un sentiment de dégoût. Elle se regarda dans la glace : cet accoutrement plairait sûrement à Hippolyte, lui qui aimait tant, à ses heures perdues, s’abandonner dans les bras de filles de joie. « Pff, tellement prétentieux, il pense que je ne m’en rends pas compte… », médita un instant Joséphine. 
Elle se mit un peu de poudre et se maquilla en quatrième vitesse : elle devait à tout prix être prête avant qu’Hippolyte ne s’assoupît. 
Après avoir vérifié une dernière fois qu’elle avait optimisé ses chances d’attiser le regard de son agent, Joséphine regagna la chambre à coucher. Hippolyte était toujours éveillé, mais de plus en plus affalé sur leur lit. 
— Bonsoir mon cher, murmura-t-elle d’une voix timidement sensuelle. 
— Eh bien, j’avais perdu l’habitude de te voir dans des tenues si avantageuses, se réjouit-il. 
— Oui, mais c’est bien dommage que cette habitude se perde justement. Que dirais-tu si on la remettait un peu au goût du jour ? 
Il n’en fallut pas plus. Quelques secondes plus tard, Joséphine était enfouie dans les bras du monstre. Elle se laissa faire. « Plus ça ira vite, mieux ce sera », se persuadait-elle. Elle ferma les yeux si fort qu’elle crut un moment s’en briser les paupières. Elle déployait toutes les forces en elle pour tenter de faire abstraction de ce qui était en train de se passer. Qu’Hippolyte était brutal ! Elle n’était plus habituée à tant de sauvagerie. « Qu’il est bête, se murmura-t- elle. Il est persuadé de m’attirer alors qu’il vient de me frapper. » 
De son côté, Hippolyte, qui se goinfrait de plaisir, pensa naïvement : « elle aime être avec moi, elle aime être dominée, c’est bien les femmes ça ! Toutes les mêmes. » 

Episode 7-JOSEPHINE

Paris, 1950

Les applaudissements n’en finissaient plus. Les spectateurs s’étaient tous levés comme un seul homme à la fin du dernier morceau. Une ovation générale pour saluer la prestation de celle qui venait de faire honneur au plus vieux music-hall parisien. 
Joséphine Saret avait captivé son public pendant plus de deux heures. Un tour de chant réussi qui ferait sans aucun doute les gros titres des pages culture des journaux du lendemain. 
— Une autre, une autre, une autre ! 
Certains admirateurs scandaient son nom. Joséphine se sentait pousser des ailes. Elle prit place devant le beau piano à queue qui occupait le milieu de la scène et entonna joyeusement « Je sais où partir », l’un de ses premiers succès. 
En quelques secondes à peine, sa voix fut recouverte par celles des spectateurs. Ils étaient là, plusieurs centaines devant elle, connaissant ses titres par cœurs, à les fredonner presque religieusement. 
Un instant de bonheur intense pour la jeune chanteuse. Ce succès, elle l’avait tant rêvé, tant fantasmé qu’elle avait peine à y croire. 
Seule ombre à ce triomphe incontestable : la silhouette d’Hippolyte qu’elle distinguait en coulisses. Il était là, en face d’elle, massif, les bras croisés, à l’épier, tel un surveillant de lycée observerait une élève trop dissipée. Il se mit à lui faire de grands signes, indiquant ainsi que l’heure avançait et qu’il lui était temps de saluer une dernière fois son public. 
Entrevoyant ces gestes qui lui étaient désormais devenus familiers, Joséphine se figea, son sang se glaça. Elle parvint péniblement au bout de sa chanson. Alors qu’elle s’avançait sur le devant de la scène pour un salut ultime à son public, elle ne put s’empêcher de frémir en pensant à la nuit qui s’annonçait dans l’intimité de son appartement parisien. 
Hippolyte serait-il calme? Elle ne devait pas l’énerver… Pas ce soir-là… Le rideau se baissa. La jeune artiste se précipita alors dans sa loge. Mathilde, sa maquilleuse toujours dévouée, était déjà là. 
— Mademoiselle, vous étiez formidable ! Vraiment ! Vous m’avez donné la chair de poule ! Nous étions tous bouleversés ! 
— Merci, répondit Joséphine en lui adressant un sourire convenu. 
Déjà Mathilde s’activait pour lui enlever poudres, fards et rimmel. 
— Vraiment Mademoiselle, vous avez une manière de chanter exceptionnelle, un timbre très particulier, qui nous transporte. Je ne suis pas la seule à le penser, j’en parlais justement la semaine dernière avec… 
— Trêve de bavardages Mathilde. 
Une nouvelle fois, sa voix avait refroidi en quelques secondes à peine l’ambiance si chaleureuse de la loge. Hippolyte prenait toujours un malin plaisir à commenter les prestations de Joséphine à la fin de chaque spectacle. Ses compliments étaient quasi- inexistants, sa critique facile. 
— Combien de fois vais-je devoir te le répéter, ma chère ? Cesse donc de faire des rappels ! A trop habituer le public à des concerts aussi longs, tu finiras par le lasser ! N’oublie jamais, c’est la rareté qui crée la valeur. Sois rare nom d’un chien ! 
— Oui enfin, la rareté peut créer la valeur, mais également l’ingratitude du public ! 
Les mots avaient fusé. Sans doute la jeune femme était-elle encore grisée par les applaudissements des spectateurs. Mais sa rébellion fut de courte durée car le regard glacial de son impresario la terrorisa avant même la fin de sa phrase. La mâchoire de cet homme massif s’était serrée, ses poings s’étaient crispés et ses yeux avaient fini par s’assombrir lorsqu’il avait vu Mathilde devenir rouge d’embarras. 

Joséphine sentit naître en elle une sorte de crampe immense, une douleur insaisissable qui lui tiraillait les entrailles. Sans réfléchir, elle lâcha : 
— Je rigolais cher Hippolyte bien entendu. Tu as parfaitement raison. Je ne ferai plus de rappel. La bouche de son interlocuteur se décrispa sensiblement et le rictus qui avait fait irruption sur son visage se volatilisa en quelques secondes. 
— Voilà Mademoiselle, vous êtes démaquillée, je vous laisse, chuchota Mathilde qui semblait vouloir disparaître le plus rapidement possible. 
— Merci, vous êtes un ange. 
La jeune fille quitta la pièce, sans oser adresser un regard à Hippolyte. Plus le temps passait, plus elle craignait cet individu trop musclé dont l’autorité sur Joséphine devenait oppressante. 
Assise face à la glace de sa loge, la chanteuse se retrouva ainsi seule avec son impresario juché un mètre derrière elle. Il ne tarda pas à dégainer : 
— Concernant le reste de ta prestation. Aucune fausse note, c’est déjà ça. 
— Si je puis me permettre, je n’en fais jamais. Autrement, je m’en apercevrais, et les critiques ne manqueraient pas de le souligner. 
Les louanges récentes de ses admirateurs lui donnaient des ailes car, en temps normal, elle osait de moins en moins répondre à son agent à la personnalité si maléfique.
— Certes, certes, enfin, personne n’est à l’abri d’un accident Joséphine, ne l’oublie pas. Les chansons, bon pas mal. Je ne comprends pas pourquoi tu t’évertues à interpréter « Prague ». Je trouve le texte ridicule et la mélodie primaire. 
— Je ne partage pas ton avis, ce titre me tient à cœur et je veux continuer de le chanter. 
— Oui enfin sois consciente que cela te donne une image de midinette ! La jeune femme qui quitte son amoureux pour aller recouvrer ses esprits à Prague, qui lui dit par lettre qu’elle ne veut pas qu’il vienne pour enfin le supplier à la fin de la chanson de venir la rejoindre, je trouve cela très basique. 
Joséphine ravala sa fierté. Non, il ne fallait pas lui répondre, pas ce soir. Elle devait prendre sur elle. 
La compositrice avait rencontré Hippolyte plus de trois années auparavant. Il l’avait repérée alors qu’elle donnait un tour de chant dans un piano-bar. Le producteur avait immédiatement été envoûté par la voix de la jeune femme et avait su flairer son potentiel. Mais, en homme d’affaires intraitable, il s’était bien gardé d’expliquer à la musicienne en herbe les clauses des contrats qu’il lui avait soumis. 
Innocente, rêveuse et surtout assoiffée de réussite, Joséphine avait signé les yeux fermés, terriblement heureuse à la perspective de pouvoir enfin espérer accomplir son désir le plus profond. 
Elle avait ainsi fait une cruelle erreur qu’elle regrettait amèrement. 

Episode 6-JEANNE

Le travail de Wallace était très chronophage. Très vite, Jeanne avait donc, presque naturellement, pris le parti de rester chez elle pour s’occuper de Mickaël. Elle aurait néanmoins bien aimé terminer les études de droit qu’elle avait entamées à la prestigieuse université de Georgetown, à Washington DC. Ses parents s’étaient saignés pour lui offrir cette scolarité. Bizarrement pourtant, ils n’avaient pas si mal réagi lorsque leur fille leur avait annoncé que son mariage avec l’une des têtes pensantes d’American Advertising, entreprise de renom à l’avant-garde des nouvelles pratiques marketing, était imminent. À peine avaient-ils paru choqués quand, de surcroît, elle leur avait appris sa grossesse. 
Jeanne avait d’abord été surprise par cette absence de réaction de la part de ceux qui l’avaient toujours fortement poussée à faire des études. Avaient-ils investi afin de lui permettre de trouver un bon parti plus qu’un bon travail ? Par pudeur, elle n’avait jamais osé poser la question. Cette interrogation lui traversait néanmoins l’esprit chaque fois que sa mère s’enthousiasmait devant les costumes trois- pièces de Wallace ou que son père se félicitait des promotions de son gendre. 
À l’époque où elle était tombée enceinte, Jeanne se rêvait avocate. Elle abandonna rapidement ses ambitions professionnelles. Regrettait-elle son choix ? Sa réponse était nuancée. Avoir un enfant avait toujours été l’une de ses priorités. Mais pas si tôt, pas si vite. Surtout, à sa plus grande surprise, Jeanne se rendit compte peu à peu qu’elle parvenait mal à gérer son statut d’épouse. Tous les matins, elle voyait Wallace partir, habillé élégamment, à la chasse aux nouveaux marchés publicitaires, à la conquête de son avenir. Elle, à l’inverse, se retrouvait enfermée, à renouveler quotidiennement les mêmes gestes : nourrir Mickaël, le changer, le coucher, puis aller faire les courses, échanger trois ou quatre banalités avec les autres femmes du quartier au rayon carottes, éviter la voisine pénible au rayon fromages. 
Les journées s’enchaînaient et se ressemblaient. Un long tunnel. Un beau jour, Jeanne éprouva de lourdes crampes au ventre. Monica vint au monde neuf mois plus tard.
Ses enfants avaient aujourd’hui quinze et dix ans. Leur mère n’avait pas vu les années passer. Elle n’avait pas vu non plus les traits de son visage s’endurcir. Ni ses rides se creuser à l’endroit où elle plissait son front chaque fois que son fils renversait son bol de chocolat ou houspillait sa sœur. 
— Mickaël, donne le jus d’orange à Monica ! Ne la fais pas crier pour rien. 
— Mais elle en déjà eu. Y en aura plus pour moi après ! 
— J’irai en racheter demain. Vous avez assez goûté. Mickaël, monte dans ta chambre faire tes devoirs. Monica, va chercher tes affaires. Tu vas travailler ici avec moi pendant que je prépare à manger. 
Obéissants, les deux enfants s’exécutèrent. Jeanne nettoya rapidement la table pour y laisser s’installer quelques minutes plus tard sa fille armée de sa trousse. 
Consciencieusement, Monica sortit de son cartable son cahier rose, celui des conjugaisons, et commença à recopier les quelques verbes à mémoriser pour le lendemain. 
Jeanne la regardait, attendrie. Elle s’était toujours demandé si la chevelure ondulée qu’elle partageait avec sa fille était un héritage de cette mère biologique inconnue. 
Soudain, le souvenir du dossier vint violemment troubler son esprit. Pour lutter contre cette pensée en passe de paralyser tout son être, Jeanne se mit à éplucher ses légumes avec une ardeur inhabituelle, au point qu’une aubergine, victime de sa frénésie, termina quasiment en purée. 
— Qu’est-ce que t’as Maman ? 
— C’est rien Monica, ne t’inquiète pas, finis tes devoirs. 
Ce soir-là, Jeanne manqua de se couper à plusieurs reprises. Son angoisse se distillait dans l’ensemble de son corps, son esprit emblait pétrifié. Elle devait à tout prix résister, ne pas craquer. En tous les cas, tenir jusqu’à 21 heures, l’heure à laquelle ses enfants iraient se coucher. 
— Maman, j’ai fini. Tu veux vérifier ?  
La voix fluette et innocente de Monica l’apaisa quelque peu. 
— Plus tard, ma chérie, ne t’inquiète pas. Je finis de cuisiner et je relis tes verbes.
— Super Maman ! J’ai envie d’avoir un bon point ! Au bout de dix bons points, on a une image et j’en veux une. Comme ça je pourrai te la donner ! 
Jeanne sourit, assurant à sa fille que «qu’elle attendait son image avec impatience ». 
Monica gloussa et retourna dans sa chambre. 
Jeanne resta seule un long moment dans sa grande cuisine. Sa tête recommençait à tourner. Elle avait mal au ventre, était crispée. 20 heures. Wallace ne tarderait pas à rentrer, ses enfants à avoir faim. Surtout, ne pas penser au dossier. Surtout pas. Surtout ne pas perdre la face.
À peine avait-elle fini de dresser la table, qu’elle entendit une clé se glisser dans la serrure de l’entrée.
— Papa ! Daddy !
Wallace avait tout juste eu le temps d’entrouvrir la porte que déjà Mickaël et Monica lui sautaient au cou.
— Hey guys ! How was your day ?*
— My English teacher sucks !!!!!
— Mickaël ! Combien de fois vais-je devoir te répéter de respecter  tes profs ? intervint Jeanne.
— Hey sweetie, how are you ?**
Comme d’habitude, Wallace embrassa chaleureusement sa  femme, et comme d’habitude, Jeanne sentit subitement une immense sensation de bien-être la parcourir. — You sure you’re all right ?***
Il la connaissait tellement bien ! Au premier regard, Wallace  avait tout de suite compris que quelque chose ne tournait pas rond. 
— Les enfants ! Allez vous laver les mains, on va passer à table rapidement, ordonna Jeanne plutôt sèchement. Wallace, il faudra absolument que je te parle de mon rendez-vous chez le notaire.
— Oh rien de grave j’espère ? s’inquiéta-t-il avec cet accent très marqué qui accompagnait chacune de ses phrases en français. 
— Je ne peux rien te dire maintenant…
— Tu me paniques !
Une élocution hasardeuse, souvent rythmée par quelques fautes de syntaxe.
— Pas maintenant je te dis.
— Papa, maman, on veut manger. Venez !
La voix en pleine mue, presque autoritaire, de Mickaël mit fin à leur conversation.
Le dîner fut à l’image de tous les repas. Chaleureux. Bien sûr,  Jeanne ne manqua pas de s’énerver une ou deux fois lorsque Monica tacha la nappe avec sa soupe, pensant à la nouvelle lessive qui s’annonçait, ou quand Wallace mit des miettes de pain par terre, songeant au sol qu’elle devrait de nouveau balayer. 
Mais globalement, la jeune mère aimait ces moments. Ses enfants riaient, son mari blaguait. Elle se sentait en apesanteur. 
Ce soir-là, remarquant que sa femme avait un immense besoin de lui parler, Wallace, chose rare, prit l’initiative d’aller coucher ses enfants une demi-heure plus tôt, passant allégrement outre leurs protestations. 
Quand il redescendit au salon, il trouva son épouse en larmes, effondrée sur leur canapé. 
— Oh baby, what’s going on ?* ***
Jeanne, incapable de prononcer la moindre parole, trouva refuge pendant de nombreuses minutes dans les bras de son mari. 

*— Coucou! Comment s’est déroulée votre journée ?
 — Ma prof d’anglais est nulle ! 
**— Coucou chérie, comment vas-tu ? 
***— Tu es sûre que ça va ? 
****-Oh ma chérie ! Qu’est-ce qui se passe ? 

Episode 5-JEANNE

Il était là. Fermé. Posé devant elle, sur la table basse. Elle le regardait fixement. La tasse de tisane brûlante qu’elle tenait entre ses mains tremblait, ses jambes étaient lourdes, quasiment paralysées, sa mâchoire crispée.
Non, elle ne l’ouvrirait pas. Pas ce soir en tous les cas. Elle n’avait pas la force d’en découvrir le contenu. Elle devait préparer à manger. Monica et Mickaël ne tarderaient pas à rentrer de l’école, les cartables remplis de devoirs et les ventres affamés.
Le dossier du notaire, ce serait donc pour une autre fois. D’un geste brusque, Jeanne l’enferma dans la grande armoire du salon.
Pourquoi ? Pourquoi avait-elle voulu savoir à tout prix ? Pourquoi ne pas s’être contentée de vivre dans l’ignorance, de se satisfaire de l’affection de ses parents adoptifs ? Après tout, ceux qui l’avaient gorgée d’amour, qui avaient construit l’adulte qu’elle était devenue, c’était bien eux. Pourquoi dès lors vouloir en apprendre plus concernant ses géniteurs ? Ces gens qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vus ? Pourquoi ?
À ce moment précis, Jeanne ne savait plus très bien pourquoi. La vie d’avant, l’époque où elle ne soupçonnait pas que ses parents biologiques avaient été retrouvés morts dans des circonstances obscures, lui parurent soudain beaucoup plus douces, infiniment plus insouciantes. Pourquoi s’était-elle ainsi torturée pendant des années, allant jusqu’à imaginer que sa mère et son père l’avaient abandonnée car ils ne l’aimaient pas ?
La sonnette d’entrée la tira subitement de son accablement. La porte à peine ouverte, Monica et Mickaël s’engouffrèrent dans le grand appartement.
— Ça va les enfants ? C’était comment l’école aujourd’hui ?
— C’était pénible. Les cours d’anglais sont trop simples ! Je suis sûr de mieux parler que la prof.
— Mickaël ne soit pas prétentieux. C’est normal c’est ta langue maternelle.
— Ouais ouais.
Jeanne s’amusa de l’air désabusé de son aîné. Elle voulut lui demander quelle note il avait eue en mathématiques. Mais déjà il s’était engouffré dans la cuisine, marmonnant qu’il avait faim, qu’il mourrait d’envie de manger du «peanut butter », car cette pâte à tartiner, le « Nutella » , dont ses nouveaux camarades raffolaient, ne valait pas grand-chose.
— Et toi Monica l’école, ça s’est passé comment ?
— Les autres filles elles sont pas gentilles avec moi ! J’ai été choisie la dernière en sport !
— Oh ma chérie ce n’est pas grave allons !
— Tu vas m’aider à faire mes devoirs maman ?
— Mais bien sûr mon amour ! Avant ça, prends ton goûter ma puce.
Jeanne regarda sa petite dernière se faufiler dans la cuisine.
Ses enfants l’apaisaient tellement qu’elle en oubliait presque le traumatisme de la journée. Ils étaient là, en train d’engloutir gaiement leurs quatre-heures. Elle observait scrupuleusement chacun de leurs gestes, comme pour les graver dans sa mémoire. Ils étaient sa plus grande satisfaction, sa plus grande réussite aussi. Jeanne était tombée enceinte de Mickaël très jeune, à 20 ans.
Un accident. Pas question d’avortement en 1970 aux Etats-Unis. Par la force des choses, elle avait ainsi épousé le père de son enfant, Wallace McDamon, un publicitaire prometteur, de sept ans son aîné. Etudiante, elle l’avait rencontré au cours d’une soirée au sein de son université, l’une de ces « parties* » organisées par les élèves avec les anciens diplômés pour « consolider le réseau ».

Episode 4-JULIA


— Julia, j’espère que tu as ouvert ton reportage avec l’image d’Obama qui se moque d’Hollande au sujet de sa cravate. 
Le stress refit surface en un quart de seconde. La journaliste tourna sa mine déconfite vers Frédéric. 
— Mais il y a une heure tu m’as justement demandé de ne pas en parler! 
— Ouais, mais bon, à la réflexion c’est important donc ouvre avec ça. 
Julia était en train de se liquéfier sur place tant son angoisse devenait incontrôlable. 
— Il va falloir que je refasse une partie entière de mon montage et que je réécrive tout le début du sujet alors que ça passe dans quinze minutes, tenta-t-elle vainement d’expliquer à son rédacteur en chef. 
— Oui bah débrouille-toi ! Il me le faut. 
Et voilà Frédéric reparti à l’autre bout de l’open space en direction de la machine à café. 
— Pff j’en peux plus, c’est l’enfer !
— T’inquiète ça va le faire.
Sourire attristé de Julia en direction de sa co-galérienne Sandrine, enfermée depuis plus d’un an et demi dans la case matinale de la chaîne. 
— Si tu veux un expresso, je vais t’en chercher un, ajouta Sandrine, manifestement effrayée par le teint de sa camarade.
— Ça va aller je te remercie t’inquiète. Je vais me grouiller là parce que ça passe dans 12 minutes.
— Oui vas-y courage.
En trois clics, Julia élimina les dix premières secondes d’images de son sujet, tapa « cravate Hollande » dans la barre de recherches et trouva la vidéo de Barack Obama se gaussant gentiment de l’accoutrement du Président français. 
Soupir d’aise de Julia : « ouf, c’est là, pourvu que l’ordi ne plante pas », songea-t-elle tout haut. 
En deux coups de souris, la jeune femme inséra l’extrait qui l’intéressait dans son montage. Puis brusquement, fit grise mine. Elle venait de se rendre compte qu’avec ces nouvelles images, l’accroche dont elle était si fière, cette « croissance commune » qui, pensait-elle, aurait pu la faire remarquer auprès de quelques rédacteurs en chefs, tombait à l’eau. 
8 heures 22. Plus que huit minutes avant la diffusion. Il lui fallait trouver une autre formule le plus rapidement possible. 
— Julia, ton sujet, ce sera bon pour 8 heures 30 ? 
Frédéric était de retour, tout sourire avec son cappuccino à 30 centimes. 
— Oui, oui, je suis en train de finir.
— J’espère bien, y a intérêt.
Sans le moindre regard de compassion, il tourna les talons, en direction de son bureau.
Les méninges de Julia étaient en feu, l’ulcère n’avait jamais été aussi imminent. « Une accroche bordel, une accroche! », se murmurait-elle, au comble de l’énervement. 
Et soudain… Alleluia ! 
« François Hollande est du genre à tomber la cravate. Voilà ce que je vais mettre. » 
Julia tapa avec entrain son nouveau texte, le réimprima, courut   le récupérer, réenregistra sa voix.
8 heures 27. « Envoyer ». Le fichier était en train d’être transféré dans la sacro-sainte case PAD.
— Julia, ça vient ? On est à une minute de la diff !!
Frédéric était à 57 de tension, il n’en pouvait plus, il allait faire un infarctus si le sujet n’arrivait pas à temps.
— Ca charge Fred, ça charge ! 
La barre de chargement se remplissait petit à petit au milieu de l’écran de Julia, 93%… 94%… 96%
— Alors Julia ??
— Ca charge, il en est 97%… 98% maintenant.. 
— Oh là là ! Antenne dans vingt secondes…
— C’est bon, c’est bon ! 
— Génial !! 
Julia s’effondra sur le dos de son siège, respira pour la première fois depuis 7 heures du matin. Ses jambes tremblaient. Sur les nombreux écrans incrustés un peu partout le long des murs de l’open-space, elle regarda en direct le lancement de son sujet.
— Décryptage de ce G8 avec Julia Latour, proclama le présentateur avec un sourire plus blanc que blanc.
Puis, summum de la satisfaction, Julia entendit sa voix envahir toute la salle.
« François Hollande n’est pas du genre à tomber la cravate. »
À l’écouter, elle trouva sa formule beaucoup trop commune. Elle soupira.
Se rappelant soudain qu’elle avait une envie urgente depuis 6 heures 30 du matin de faire ce que personne d’autre ne pouvait faire à sa place, elle se leva en direction des toilettes. Remarquant qu’une pièce d’un euro traînait au fond de son jean, elle s’acheta un café sans goût à la machine. 
Retour à son bureau. 8 heures 43. Dans dix-sept minutes très exactement, il serait 9 heures. L’heure de la délivrance. L’heure à laquelle les deskeurs malchanceux de la tranche 3 heures du matin-9 heures quittaient enfin la rédaction, souhaitaient une bonne journée aux nouveaux venus en charge d’alimenter l’antenne jusqu’à 18 heures et rentraient s’effondrer au fond de leur lit. 
Mais avant cela, durant ces dix-sept minutes, Julia devait se faire oublier, histoire d’éviter que Frédéric n’eût l’idée saugrenue de lui demander de réaliser un nouveau sujet, lui rallongeant ainsi sa journée de travail d’une heure ou deux. 
Discrètement, la jeune fille s’enfonça au fond de sa chaise, se cacha derrière son écran d’ordinateur, sourit en constatant que sa collègue Sandrine adoptait la même attitude et entreprit enfin de déballer son petit-déjeuner. 
La fatigue commençait à se faire sentir, ses paupières étaient lourdes, le stress redescendait peu à peu.  La vibration inattendue de son portable à cette heure matinale la tira brutalement de sa torpeur passagère.
« Hello Julia, 
Toutes mes félicitations pour tes reportages sur Civi. Ta voix est top. Je t’embrasse. 
Charlotte Duverneuil. »
 
Julia n’en croyait pas ses yeux. Elle était persuadée que Charlotte l’avait oubliée ! Charlotte, c’était cette journaliste qu’elle avait rencontrée à W4, grande chaîne hertzienne, trois ans auparavant. Julia effectuait alors un stage au sein de l’émission documentaire phare de la chaîne « En quête d’investigation ». Charlotte en était l’une des reporters les plus charismatiques. 
Elle devait à tout prix lui répondre, reprendre contact avec elle ! Julia réfléchit, se mordilla nerveusement les doigts, puis tapota : 
« Merci beaucoup Charlotte ! Venant de toi, ça me touche beaucoup ! J’espère que tu vas bien ! Au plaisir de te recroiser prochainement si tu as un peu de temps. »
 
Envoyer… 
Sitôt son message parti, la jeune femme fit la moue : elle aurait dû être beaucoup plus directe avec Charlotte, écrire clairement qu’elle souhaitait la revoir… Alors qu’elle commençait à se morfondre, son téléphone frémit de nouveau. 
« Avec joie Julia. Passe à mon bureau, j’ai monté ma société de production. 53 rue de Londres dans le 8ème. 2ème étage, interphone, Filmenvieprod. Mercredi prochain à 15 heures, ça t’irait ? Tes idées de sujet sont les bienvenues. » 
Julia n’en revenait pas, ses mains tremblaient. Charlotte Duverneuil qui la recontactait ! Incroyable ! L’une des réalisatrices de documentaires les plus réputées de Paris ! Et tout cela grâce au reportage sur le G8 qui avait bien failli lui coûter une syncope. 
« Génial Charlotte, j’ai des tas d’idées ça tombe bien. À mercredi ! »
 
— Bon Julia on y va là sinon ils vont nous mettre le grappin dessus. 
La mise en garde de Sandrine extirpa brutalement Julia de son extase. Sa collègue avait raison. Il était 9 heures 02, il fallait partir au plus vite avant que le rédacteur en chef de la journée (ce monstre infâme qui, lui, avait le droit de se lever à 8 heures du matin) ne vînt réclamer un sujet « en urgence ». 
En sortant de Civi, Julia croisa Frédéric fumant sa onzième cigarette depuis son arrivée à la chaîne à 2 heures 30 du matin. 
— Désolée Julia pour ce matin mais tu m’as sauvé la mise avec ton sujet sur le G8. Y a tellement pas d’actu à part ça. 
— Non mais t’excuse pas, j’ai adoré faire ce sujet ! À plus Frédéric ! 

Episode 3-JULIA

Paris, 2012 

— Julia ça vient ?
— Deux minutes.
— Ça passe à l’antenne dans le journal de 7 heures. T’as  plus que 5 minutes. C’est l’ouverture. Ça a intérêt d’être prêt à temps. 
— Oui je fais ce que je peux.
— T’as une minute pour mixer, grouille !
La boule au ventre, Julia appuya sur l’onglet « enregistrer » de Matek, le logiciel de montage utilisé par Civi, la chaîne d’information en continu du Groupe MJS, au sein de laquelle elle effectuait des piges régulières depuis plusieurs mois. Une minute pour poser sa voix sur un sujet qu’elle avait dû réaliser en une heure à peine. Chevrotante, elle se lança : 
« 69 milliards de dollars, c’est le montant de la fortune de Carlos Slim, l’homme le plus riche du monde. En 2012, pour la troisième année consécutive, ce roi mexicain des telécommunications… » 
— Bon ça vient ?? 
— On t’entend dans le micro! Laisse-moi au moins une minute. 
— Ah excuse Julia, vas-y. 
Le nouveau rédacteur en chef du matin, Frédéric, la petite trentaine, parvenait mal à canaliser son stress. Et encore moins à ne pas le communiquer aux « deskeurs », ces petites mains fraîchement diplômées d’écoles de journalisme qui composaient les cohortes de pigistes de Civi. 
« 69 milliards de dollars, c’est le montant de la fortune de Carlos Slim, l’homme le plus riche du monde. En 2012, pour la troisième année consécutive, ce roi mexicain des telécommunications domine le classement des ultra-riches réalisé par le magazine Forbes… » 
Une fois sa voix posée pour résumer en cinquante-cinq secondes les fortunes de Bill Gates, Warren Buffet et compagnie, Julia parvint à exporter en quatrième vitesse son sujet dans la case « PAD » (prêt à diffuser) de Matek. Elle se leva précipitamment de son siège, traversa l’open space à grandes enjambées, arriva devant Frédéric et lui bredouilla : 
— C’est bon, mon sujet est dans la boîte.
— Super ! Ça tombe bien, il passe dans dix secondes là.
— Ah… Tu ne vas pas le vérifier alors ?
— Euh non. J’espère que t’as pas raconté n’importe quoi.
En moins de temps qu’il en fallait pour hurler au secours, Julia devint livide, blanche, transparente. Sa tension monta de manière exponentielle, l’ulcère n’était pas loin… Elle n’avait pas pu elle- même visionner son reportage avant la diffusion. Son anxiété redoubla : et s’il y avait une coquille dans l’un des synthés, un défaut de prononciation ou pire une faute factuelle, son cauchemar le plus ultime ? L’erreur est humaine après tout, surtout lorsque l’on s’est levé en pleine nuit, à 2 heures 30, pour alimenter une matinale. 
— Fais pas cette tête ! s’écria Frédéric, quelque peu paniqué par l’état de décomposition avancé de la jeune journaliste. Il est sûrement bien ton sujet. D’ailleurs pour le 8 heures 30, ce serait top si tu pouvais me faire un petit résumé du G8. Et s’il te plaît, ne te focalise pas sur Obama qui vanne Hollande sur sa cravate. Allez go. 
— Oui, oui Frédéric. 
La gorge sèche, la cervelle déconstruite, Julia retourna à son bureau. Rapidement, elle tapa « G8 » dans le moteur de recherche de Matek. Objectif : récupérer toutes les dépêches AFP portant sur le sujet. 
Puis « G8 » dans l’onglet images, le moyen le plus efficace d’accéder à tous les fichiers vidéos tournés aux États-Unis au cours des dernières vingt-quatre heures et que Civi recevait directement par satellite. 
Il était déjà 7 heures 10 : impression de toutes les dépêches essentielles sur le sujet. Suivie d’une rapide lecture en diagonale, surlignage en rose (sa couleur préférée) des idées structurantes du papier. L’horloge tournait. 
« Non pas le temps d’aller aux toilettes, j’irai après. » 
Julia ouvrit sur Matek le fichier qui lui permettait de taper son texte. Son esprit se brouilla, fut soudain saturé d’expressions (excessivement) journalistiques. « Examen de passage réussi pour François Hollande… » Non, trop vu, trop entendu. « Un Français en Amérique… » Pfff… Trop ringard… 
Julia voulait trouver autre chose, une tournure plus recherchée, quelques mots que l’on remarquerait, qui lui permettraient d’être rappelée pour d’autres piges. Soudain, ses yeux ensommeillés par une nuit trop courte s’écarquillèrent. Elle la tenait enfin, l’accroche du siècle : «Le G8, l’occasion pour Barack Obama et François Hollande de faire croissance commune. » 
Voilà, cela sonnait bien ! Au point même que la jeune femme en oublia la faim qui lui tiraillait le ventre (comme d’habitude, elle n’avait pas trouvé deux minutes pour engloutir le petit- déjeuner qu’elle avait préparé hâtivement chez elle en pleine nuit avant de s’engouffrer dans son taxi). Son accroche la rendit à ce point enthousiaste que la construction du papier lui parut inhabituellement aisée. 
Le temps pressait. Déjà 7 heures 50. Tout était écrit, ne restait plus qu’à enregistrer sa voix et à y calquer quelques images censées être en rapport avec le texte. Exemple, lorsque l’on parlerait d’Obama, mettre un extrait du Président des États-Unis accueillant les chefs d’États au G8. 
8 heures 15. Julia était en train d’incruster les dernières secondes de vidéo pour illustrer son sujet. Quand soudain… 

Episode 2-JOSEPHINE

Paris, 1950

— Demandez des places pour la grande Joséphine, demandez des places pour la grande Joséphine.
La foule s’agitait, les femmes, jeunes ou moins jeunes, arboraient pour l’occasion leurs chapeaux les plus flamboyants, leurs toilettes les plus distinguées.
Des mois que la presse se faisait l’écho de l’événement musical de l’année, des semaines que les places s’arrachaient au marché noir à des prix exorbitants, des jours que les curieux s’agglutinaient sur le parvis de l’Olympia pour tenter de l’apercevoir : la grande, l’unique, la seule, Joséphine Saret.
Vingt-deux printemps, des jambes interminables faites au moule, des boucles brunes à n’en plus finir, des yeux couleur de l’océan, mais surtout un timbre chaud, enchanteur, susurrant. Au point d’être surnommée « LA voix » par les critiques parisiens, aux plumes d’ordinaire si acerbes.
— Ne poussez pas, ne poussez pas, ça n’ira pas plus vite.
Les ouvreuses perdaient patience. Les admirateurs devaient encore attendre quelques minutes avant de prendre possession des rangs du plus vieux music-hall parisien.
Côté coulisses pourtant, point d’exaltation. L’ambiance était plutôt à l’angoisse. Joséphine Saret finissait de se préparer. Mais malgré les couches de poudre, son teint restait blafard. Et sa maquilleuse un peu trop curieuse.
— Mademoiselle Joséphine, que se passe-t-il ? Ne vous inquiétez pas, vous allez être superbe, comme d’habitude. Le public vous adore.
— Nous sommes à Paris ici Mathilde. Avez-vous la moindre idée de ce que cela signifie ? Toute l’intelligentsia est dans la salle, prête à dégainer. Une fausse note et j’enterre ma carrière.
— Concentre-toi sur tes textes au lieu de te lamenter Joséphine.
Cette voix autoritaire, virile, presque paternelle, avait refroidi la loge en quelques secondes à peine. Hippolyte d’Amneville, l’agent le plus en vue de la capitale, impresario de la chanteuse depuis plus de trois ans, n’accordait que peu de crédit aux tourments fréquents de la jeune musicienne. « Des foutaises de bonnes femmes », se plaisait-il à pérorer dans les dîners parisiens, singeant les contrariétés de Joséphine Saret.
— Pardonne-moi Hippolyte, mais j’ai le trac.
— Soit, mais cela ne doit ni se voir, ni se sentir.
Puis, adressant un rictus à la maquilleuse :
— Mathilde, ça suffit ! Elle est assez fardée comme cela, on n’est pas à Pigalle.
Dans un bégaiement d’excuses, la pauvrette s’éclipsa, laissant Joséphine se morfondre sur son apparence.
— Je fais mauvais genre Hippolyte ?
— Non mais il faut s’arrêter là. Allons, allons, n’aie pas l’air si soucieuse, tout va bien se passer !
D’un geste gauche, il saisit la nuque de la jeune femme et pressa ses lèvres contre les siennes. Un baiser animal, sauvage.
— Hippolyte ! protesta immédiatement Joséphine, se dégageant comme elle pouvait des mains musclées de son agent. Je te l’ai déjà expliqué ! J’ai horreur que tu m’embrasses avant un concert. Ça me déconcentre et voilà que je suis obligée de me remettre du rouge.
Hippolyte prit sur lui pour contenir son énervement. Sa grosse mâchoire se serra, ses grands yeux sombres parurent sortir de leurs orbites, et il eut le réflexe de ranger ses mains derrière son dos, histoire d’éviter un nouveau dérapage. Son mètre quatre-vingt-dix avait toujours impressionné, pour ne pas dire effrayé la chanteuse.
— Ça va pour cette fois car tu es attendue sur scène dans moins de vingt minutes. Mais sache qu’à l’avenir, je ne laisserai plus passer ce genre de sautes d’humeur.
— Oui, pardonne-moi, murmura Joséphine, l’anxiété sûrement.
— Ce n’est pas grave. Finis de te préparer, je pars en repérage. Je tiens à savoir qui est dans la salle ce soir.
Joséphine l’observa quitter la pièce, soulagée. Néanmoins, cet incident attisa l’angoisse qui la taraudait depuis plusieurs jours. Une horreur indescriptible l’envahissait chaque fois qu’elle songeait à l’objectif qu’elle avait prévu d’atteindre après le spectacle.
Deux semaines. La compositrice se donnait ainsi deux semaines pour tout faire rentrer dans l’ordre. Mais déjà, imaginer sa peau contre la sienne, son souffle dans son cou, c’était presque de la torture. Qu’en serait-t-il alors le moment venu ?
Joséphine ferma les yeux à s’en fendre les paupières, effort dérisoire pour faire barrage aux larmes qui s’apprêtaient à titiller son rimmel.
Elle ne devait pas perdre pied, à quelques minutes seulement de son concert.
— Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a du beau monde ce soir !
— Tu pourrais frapper avant d’entrer tout de même !
La musicienne avait sursauté quelque peu démesurément à l’exclamation d’Hippolyte.
— Je te trouve bien sèche, ma chère ! Gère ton émotion voyons ! Quoiqu’il en soit, ta prestation doit être excellente. Sais-tu qui est dans la salle ? Au premier rang ? Monsieur de Comte en personne, accompagnée de son épouse, la pianiste là… Comment s’appelle- t-elle déjà ?
— Sophie Duvauquelle.
— Sophie Duvauquelle ! Voilà exactement ! Alors pas de fausse note devant le Ministre de l’Intérieur et sa femme. Et je ne te parle pas de tous les commentateurs habituels qui grattent dans les colonnes d’Aujourd’hui Paris, et de toutes les revues bon chic bon genre de la Rive Gauche. Donc ce soir, ma chère, efficacité, rigueur, sensualité… Enfin tout le train-train quoi.
— Tu me dis anxieuse, tu ne me parais pas si serein non plus !
— Pas d’impertinence je te prie, garde tes bons mots pour plus tard.
Le ton était redevenu glacial et sec.
— Et va en coulisses! Tu dois chanter dans moins de cinq minutes, ils sont presque tous installés.
Joséphine s’exécuta aussitôt. Comme par enchantement, son appréhension laissa subitement place à l’excitation qui l’envahissait chaque fois qu’elle s’apprêtait à entrer en scène : cette sensation sans cesse renouvelée de réaliser le rêve qu’elle caressait depuis sa plus tendre enfance, cette passion qui lui avait donné la force de quitter sa campagne natale pour tenter sa chance à Paris.
Quelques instants plus tard, elle était donc en place. Le rideau se leva, les lumières l’aveuglèrent, les premières notes retentirent, la salle applaudit et Joséphine fredonna le début d’« Au cœur de l’eau », la chanson qui l’avait révélée trois années plus tôt.
Dans ces moments-là, la compositrice se sentait transportée, en apesanteur, surélevée, loin des contingences matérielles qui la rattachaient d’ordinaire au bas monde. Elle avait conscience d’en être enfin : elle appartenait dorénavant à la longue liste des fantômes mythiques qui hantaient le célèbre music-hall. Elle avait le sentiment de n’être plus tout à fait mortelle. Les murs de l’Olympia au moins se souviendraient d’elle indéfiniment, les amoureux de musique ne retiendraient que ses performances, que son timbre, que ses textes. Personne ne saurait jamais rien de ce qui se passait en elle, à cet instant même où elle réchauffait la salle de sa voix ensorcelante. Non, personne n’en saurait jamais rien, il n’y aurait pas de scandale. Durant les deux heures qui suivirent, Joséphine se laissa ainsi transporter par la magie du chant, par l’envoûtement de la scène.

Episode 1- JEANNE

Paris, 1985 

— Que voulez-vous au juste ? 
Jeanne ne sut que répondre, tant la question lui paraissait aussi déplacée qu’incongrue. 
— Vous revenez comme ça, à trente-cinq ans… Pourquoi ne pas vous être manifestée à votre majorité ? poursuivit-il. 
— Je vivais à Washington.
— Le téléphone, ça existe.
— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, j’exige une  réponse. Vous ne pouvez vous y soustraire, c’est la loi.
— Soit. Vous l’aurez votre réponse. Accordez-moi trente secondes, le temps d’aller chercher votre dossier. Il est archivé dans une autre pièce, classé au coffre… avec les affaires sensibles.
Cette dernière phrase, prononcée sur un ton volontairement sadique, la fit tressaillir. Des années que Jeanne songeait avec angoisse à ce moment : cet instant où elle pourrait enfin espérer résoudre l’énigme de sa naissance. Et voilà qu’elle tombait sur un notaire austère, sans compassion aucune et foncièrement antipathique. Un quadragénaire déjà dégarni dont la froideur tranchait avec la décoration conviviale de son bureau, entre vieux fauteuils en cuir et mobilier en bois sculpté. 
— Ah ! Elle est là votre enveloppe ! Je l’avais rangée au milieu d’autres vieilleries, lâcha-t-il, refaisant irruption après s’être absenté une poignée de minutes. 
— La vieillerie vous remercie, tenta d’ironiser Jeanne, s’octroyant ainsi le regard foudroyant de son interlocuteur. 
— Madame, vu la gravité de l’affaire, je vous suggère de garder vos blagues pour plus tard. 
— Qu’entendez-vous par là ?
— Vous n’êtes donc au courant de rien ?
— Non.
— Absolument rien ?
— Non.
— Vraiment ?
— Monsieur, je vous le répète pour la troisième fois depuis le début de notre entretien : j’ai grandi au Québec après mon adoption, je viens de passer quinze années aux États-Unis, je suis arrivée à Paris il y a deux jours. Je n’avais jamais remis les pieds en France. J’ignore tout de mes parents biologiques. 
— Pardon, pardon, c’est juste que ça a fait un peu de bruit à l’époque… 
— Comment ça du bruit ? 
— En même temps, je n’avais que huit ans, je ne m’en souviens pas si bien que ça… 
— Monsieur, soit vous me dites tout, soit vous ne me dites rien. Mais là, à part m’effrayer, vous ne faites pas grand chose. 
— Soit, je vais vous dire la vérité. De toute façon, vous découvrirez tout en lisant le compte-rendu de la PJ de Paris qui se trouve dans ce dossier. 
P et J : deux lettres qui nouèrent la gorge de Jeanne instantané-ment. Incapable d’interrompre le notaire, elle écouta, immobile, le reste de ses explications. 
— Vos parents ont été retrouvés inanimés dans leur maison de la rue du Cherche-Midi. Tous les deux morts d’une balle dans la tête. Vous aviez quelques mois à l’époque. Le 17 Décembre 1951 très exactement. Vous hurliez dans votre berceau lorsque la police a découvert les cadavres. 
Jeanne regardait le notaire, presque indifférente, comme si elle ne comprenait pas ce qu’il venait de lui apprendre. Pleurer ? Sur le moment, aucune larme ne lui vint : ses parents biologiques lui étaient toujours apparus tels deux êtres lointains, inconnus et énigmatiques. Néanmoins, depuis sa plus tendre enfance, elle avait voulu percer le mystère de ses origines, en apprendre plus sur ses géniteurs. Son besoin de savoir était immense. Aussi s’était-elle formulé cette promesse : dès l’instant où elle foulerait le sol français, elle irait voir l’officier qui s’était occupé de la succession de ses parents. Son nom figurait sur un document remis par l’orphelinat au couple qui l’avait adoptée. 
Mais voilà que les révélations de ce fameux notaire étaient bien loin de tout ce que Jeanne avait pu fantasmer au cours du temps, même lorsqu’il lui était arrivé d’imaginer les scenarii les plus sordides. Son esprit devint trouble, sa cervelle embrouillée. 
— Madame McDamon ? Vous ne dites rien. Désirez-vous un peu d’eau ? 
— Non. Je vous remercie. J’avoue ne pas comprendre : pourquoi ne suis-je pas morte également ? Le fait-divers glauque que vous me décrivez me paraît dénué de toute logique, si tant est que la logique existe encore dans ce type de situation… 
— L’enquête qui a été menée ne laisse aucun doute sur l’origine du drame. Il s’agirait selon toute vraisemblance d’un double suicide. Vos parents ont, disons, eu la bonté de vous épargner. C’est du moins ce qui est stipulé dans le document de la police. 
Jeanne avait la vague impression d’être au bord d’un précipice. Une phrase supplémentaire du notaire et elle risquait de sombrer à jamais. 
Le petit homme trapu quant à lui, peu habitué à faire dans les sentiments, cherchait à écourter cette conversation pour le moins dérangeante au plus vite. 
— Si cela vous intéresse chère madame, voici les clés de la maison de vos parents, située 43 rue du Cherche-Midi. 
— Personne n’y habite ? 
Pour cet homme rodé à toutes les subtilités, parfois irration- nelles, du marché de l’immobilier, l’interrogation de Jeanne parut d’une ineptie totale. A tel point qu’il ne parvint pas à étouffer sa condescendance en lui répondant. 
— Euh… Non. Vous imaginez bien qu’un logement théâtre d’un tel drame a énormément de mal à se louer. Quant à le vendre, c’est mission impossible. Vous en êtes la seule héritière. 
Devant l’impassibilité de l’intéressée, le notaire crut bon d’ajou- ter, afin d’écourter un silence qui se faisait de plus en plus lourd : 
– Je me dois de vous prévenir par ailleurs que c’est là l’intégralité de votre héritage, votre père biologique étant totalement ruiné au moment de sa mort. 
Aux yeux de Jeanne, cette dernière information était d’un inintérêt complet. Pour qui ce notaire la prenait-il donc ? Elle n’était pas en quête d’une fortune cachée. Elle voulait simplement savoir. Simplement comprendre. 
Grimaçant un sourire, la jeune femme saisit la clef du 43 rue du Cherche-Midi et s’empara du dossier la concernant. Elle se leva péniblement, tout en balbutiant un « au revoir » douloureux. 
Quelques minutes plus tard, se demandant d’où elle puisait la force de tenir sur ses deux jambes, elle remontait la rue de Rennes jusqu’à la station Montparnasse, d’une démarche lourde, arborant un air morbide, comme si elle portait toute la tristesse de l’Humanité sur ses frêles épaules. 
Une fois assise dans le wagon du métro, une larme coula le long de sa joue. Elle ne réalisait pas, ne saisissait pas ce qui lui arrivait. Ses mains tremblaient en serrant la pochette de carton qui renfermait les détails du destin tragique de ses parents. Trouverait-elle la force de l’ouvrir ? Probablement pas ce soir-là.