« Patience du quotidien »: un livre rare en ces temps de l’ultra-technologique, de la vitesse et de l’immédiateté à tout va. À travers des scènes glanées dans sa propre vie ou racontées par son entourage, la romancière et essayiste Cécilia Dutter, auteure de plus d’une vingtaine d’ouvrages et lauréate de deux prix littéraires, nous propose plusieurs billets, écrits avec panache et dans lesquels nous nous reconnaîtrons tous. De ces courts chapitres découlent ses réflexions percutantes sur les absurdités d’un vécu gouverné par l’hyperactivité. Un recueil qui se dévore tant il fait brillamment écho à nos existences et à leurs vicissitudes, mais à tenter de lire lentement pour mieux méditer sur les petits bonheurs et la beauté de nos journées, pour porter un regard neuf et bienveillant sur nos quotidiens… malgré nos déceptions et nos exigences.
Comment vous est venue l’idée de ce recueil ?
J’ai eu le plaisir d’écrire, il y a quelques années, des chroniques pour l’hebdomadaire La Vie puis, pour L’Écho Magazine, publication confessionnelle suisse. Celles que propose ce recueil sont inédites mais reposent sur la même idée : porter un regard spirituel sur nos vies pour tenter de percevoir, derrière la surface parfois rugueuse du réel, la lumière qui brille en toutes choses.
Vous vous arrêtez sur des instants de vie. Y en a-t-il un, plus qu’un autre, qui a déclenché l’écriture de ce livre ?
Je m’inspire des scènes de la vie quotidienne : une conversation glanée dans un bus ou un café, une anecdote, un fait de société, un fait divers, une parole échangée avec un inconnu dans la rue, la beauté d’un paysage, une humeur… Comme tous les auteurs, j’observe, je me remplis de ce qui m’entoure, de ce qui m’éblouit, m’agace, m’interroge, m’étonne… et j’en fais des chroniques. Le « matériau » qui compose nos vies dépasse souvent la fiction, tout, absolument tout est inspirant !
Malgré les nouvelles technologies et l’immédiateté qu’elles permettent, le temps semble filer entre nos doigts. Comment en avez-vous pris conscience ?
Impossible d’échapper à cette hyper-accélération du temps dans laquelle nous vivons. Nous courrons tous sans cesse après ce temps qui nous échappe. La patience est, certes, une vertu cardinale pour affronter le quotidien mais elle demande un énorme effort pour l’homme moderne dans une société où souffrir est un gros mot, où la vitesse nous gouverne et où l’expectative, perçue comme un affront à notre hyperactivité, justifie tous nos emportements. À la fébrilité qui nous habite, j’ai voulu, dans ce recueil, opposer le temps hors du temps qu’est l’éternité de la Vie, au sens majuscule du terme, cette grande vie qui nous traverse et nous prolonge, que certains d’entre nous nomment Dieu. L’idée de ce livre est de tenter de prendre du recul sur ce que nous vivons – succès, joies, échecs, épreuves – qui s’inscrit aussi, à mes yeux, dans cette autre temporalité qu’est le temps de Dieu. D’opposer l’impatience de l’homme à l’infinie patience céleste.
« Il faudrait pouvoir conserver notre regard d’enfant sur ce qui nous entoure. » Par quels moyens entretenir cet émerveillement des premiers instants ?
En tentant, même fugacement, de se délester de nos préjugés sur les faits qui émaillent le quotidien et les gens qui nous entourent. En s’interdisant de projeter sur eux des attentes ou nos angoisses. En célébrant en toutes circonstances l’incandescence de l’instant. En cherchant à scruter sous la surface des choses, l’éclat et la beauté qu’elles recèlent. En retrouvant une certaine naïveté face au réel chaque jour redécouvert avec des yeux neufs.
N’est-ce pas compliqué à appliquer dans un contexte de Covid où la peur de l’autre est tenace ?
Je n’ai jamais dit que c’était simple ! Surtout, vous avez raison, dans un contexte de crise sanitaire. Mais, justement, cette crise nous a appris à affronter notre fragilité et notre vulnérabilité – que nous avons tendance à fuir, en général – et à comprendre qu’elles faisaient partie intégrante de la condition humaine. C’est notre finitude qui rend notre vie si précieuse. Le Covid nous a aussi montré que nous étions tous reliés et solidaires. Que prendre soin de l’autre et de soi n’était qu’une seule et même notion. Tout n’est pas négatif dans cette crise. Nous pouvons en tirer des enseignements essentiels de sagesse : l’égoïsme, le repli sur soi, le cynisme sont contraires au sens de la vie qui implique d’aller vers l’autre. En aidant mon prochain, je m’aide moi-même. Le Covid nous rappelle à cette évidence.
Une influenceuse qui tombe dans le vide, des amoureux dînant au restaurant les yeux rivés vers leurs portables, alors même, vous le rappelez, que l’un des fondateurs de l’iPhone invite à mettre les écrans à distance. Vous évoquez beaucoup les réseaux sociaux et les dérives qu’ils entraînent. Comment y remédier alors que la pression sociale est forte autour de notre image numérique ?
Il faut vivre avec son temps et les réseaux sociaux en font partie. Ils nous ont aidés à rester reliés lors des confinements successifs. Je ne les diabolise pas, ils ont des bons côtés, mais ils sont aussi le lieu d’un tout à l’égo qui peut être critiqué ou, à tout le moins, interrogé. Quand certains préfèrent se mettre en scène virtuellement plutôt que de vivre réellement, cela devient problématique. Qui est ce « je », contraint de s’exhiber à tout bout de champ ? Qui est ce « je », qui a un avis sur tout ? Qui est ce « je » fantasmé et idéalisé qui n’existe qu’à travers le nombre de ses abonnés et de leurs likes ? Certes, il existe une pression sociale autour de notre image numérique mais notre libre-arbitre et notre responsabilité individuelle devraient nous incliner à questionner cette injonction. Nous qui revendiquons à corps et à cris d’être libre, cette liberté ne commence-t-elle pas par se gagner en soi, en s’affranchissant de temps en temps du regard de l’autre et en exerçant sainement notre jugement critique ?
Immédiateté, réseaux sociaux, consommation, développement personnel servi à toutes les sauces… En 2022, comment être patient ?
Peut-être en apprenant à se poser, à éteindre nos ordinateurs et nos portables, ne serait-ce que quelques instants dans la journée, à faire silence pour respirer profondément et sentir le rythme tranquille et régulier de la vie qui nous traverse. Pour goûter la joie simple d’être présent au monde et communier avec le grand cours des choses dans lequel nous nous fondons.
Ce livre est-il aussi celui d’une femme qui s’est retrouvée, à un moment donné, « piégée » par notre société gouvernée par la vitesse ?
Je ne suis nullement différente des autres. Je vis dans le même monde de vitesse et je suis soumise à ce rythme frénétique. D’ailleurs, j’ai longtemps été une très grande impatiente devant l’Éternel ! Cependant, peut-être que la maturité de la cinquantaine m’a fait comprendre combien « trépigner » était stérile. Il y a un temps pour tout, comme dit l’adage. Et c’est si vrai… Notre temps – celui de nos désirs et de nos ambitions – est sans cesse contré par les mille faits de la vie qui ne va pas toujours, loin s’en faut, dans le sens que nous voudrions : l’existence nous impose la patience et c’est heureux. Nous vivons dans l’illusion d’une maîtrise mais, en vérité, nous contrôlons si peu de choses… ce constat nous rend plus humbles.
Vous parlez beaucoup de votre foi. En vous lisant, on comprend que la spiritualité vous apaise. Votre livre peut-il également aider les athées à atteindre cette fameuse patience du quotidien ?
C’est vrai, je suis une femme de foi et cette foi est présente à chaque instant de ma vie. Mais avoir la foi ne me rend ni plus sage, ni plus apaisée, ni plus patiente que ceux qui ne sont pas croyants. Simplement, remettre ce que j’expérimente tout au long de ma trajectoire – bonnes ou mauvaises choses – à plus haut, c’est-à-dire à Dieu, donne un sens à ce qui m’est donné de vivre. Croyants comme athées perçoivent la beauté, la poésie et le caractère sacré de la vie. Autant de mots pour dire « Dieu » sous différents vocables. Le regard spirituel sur la vie, telle que je l’entends dans ce recueil, est, je crois, une perception universelle partagé par tout un chacun.
Vous avez écrit une vingtaine de livres. Mais dites-nous, quelle lectrice êtes-vous ?
Je lis énormément à titre professionnel car je suis membre du jury de quatre prix littéraires et critiques pour le mensuel Service Littéraire et le site Le Salon Littéraire. Je lis aussi beaucoup de documentation pour écrire mes propres livres. Mais, quand je lis à titre personnel, ma préférence se porte vers les auteurs classiques (Dostoïevski, Kafka, Rainer Maria Rilke, Conrad, Julien Green, Mauriac, Colette… et tant d’autres encore) ainsi que les grands penseurs (philosophes ou théologiens) et, bien sûr, la Bible, qui me nourrissent au quotidien.
Cécilia Dutter, Patience du quotidien, Salvator, janvier 2022, 124 p-, 12,80€