L’incontournable livre de chevet de… Vincent alias Le Petit Poucet des Mots

Blogueur depuis 2016 et sur Instagram depuis 2018, ce « book émissaire » égraine les chroniques de ses lectures, entre nouveautés et classiques. Vincent dévore aussi bien les premiers romans que la littérature étrangère. « Le Petit Poucet des mots » revient sur un texte qui l’a particulièrement bouleversé.

Quel est votre livre de chevet par excellence ?

Cela va être assez compliqué de répondre à cette question car je ne lis quasiment jamais au lit. Mais cela ne signifie pas que je n’ai pas de petits romans « marottes » et le premier qui me vient à l’esprit est La Chute d’Albert Camus, pas nécessairement le plus connu de son œuvre. Mais, vingt ans après l’avoir découvert, je continue de m’interroger. Disons, pour faire simple, que ces quelque 150 pages amènent dans leurs lignes des réflexions personnelles, voire intimes, qui sont inépuisables, et emportent une grande partie de notre nature, dans ce qu’elle a d’humain et d’inhumain également.

A quel moment l’avez-vous lu ?

Au siècle dernier ! J’étais en Terminale section ES et j’avais choisi la spécialité Lettres (il n’y a pas de hasard dit-on). Au programme, il y avait Les Ethiopiques, un recueil de poèmes de Léopold Sédar Senghor, auquel je n’ai absolument rien compris. Il y avait aussi les Nouvelles de Pétersbourg de Nicolas Gogol, et heureusement, cela s’est mieux passé ! Et enfin, il y avait La Chute. J’ai tout de suite accroché, d’autant que nous avions vu la pièce au Théâtre du Ranelagh. Je ne sais pas pourquoi je m’en souviens parfaitement. Un des rares romans dont je connaisse des passages par cœur …

Pourquoi vous a-t-il marqué ?

C’est l’histoire toute simple d’un type, qui du fond d’un rade interlope à Amsterdam, prend à parti, « un autre que lui » pour lui raconter sa vie. Le narrateur s’appelle Jean-Baptiste Clamence, avocat de profession, vaniteux, excessif en tout, prétentieux. Le portrait parfait du type antipathique au possible. Détestable même.  Mais on écoute son soliloque car il porte en lui une vraie souffrance liée à la culpabilité de n’avoir jamais secouru une femme qui, sous ses yeux, se jeta du Pont des Arts dans la Seine. Une histoire terrible mais surtout d’une férocité absolue autour du sentiment de culpabilité et de la lâcheté, entre autres. Tout le génie de Camus est d’avoir fait tenir dans ces quelques dizaines de pages la presque totalité de ses thèmes de prédilection: liberté, foi, jugement, innocence, dans une confession qui prend volontiers des accents mystiques.

Quelles sensations a-t-il réveillées chez vous ?

Disons, pour faire simple, que cette variation morale et philosophique éveille nécessairement chez le lecteur le sentiment des limites de sa propre nature. Dis comme cela, ça sent surtout l’armoire à prozac mais écrit par Camus c’est proprement saisissant. Evident même.  Nous ne naissons ni ne deviendrons parfaits. Il faut s’y faire et mener la barque de sa vie en fonction du sens du vent et de celui des vagues. Donc Clamence mène une vie qu’il juge parfaite, remarquable même, de ses propres mots, bouffi de vanités diverses, et tout est remis en cause du jour au lendemain où il découvre le poids de la lâcheté, la culpabilité, et surtout le fardeau du jugement des hommes dont il estime qu’il est impossible de se défaire. Surtout que personne ne viendra lui apporter la moindre forme de secours, ni pour réparer sa faute, ni pour porter le poids de son péché. Et qu’il faudra donc bien vivre avec. Le message touche ici parce qu’il est totalement universel et qu’il colle parfaitement à la pensée humaniste de Camus : l’être humain est imparfait, il fait juste au mieux.

L’avez-vous lu plusieurs fois ?

En fait deux fois :  il y a plus de vingt ans… et pour le partager ici. Etonnant exercice d’ailleurs de relire un classique comme cela. Il n’a rien perdu, c’est incroyable !

Quels adjectifs utiliseriez-vous pour qualifier ce livre ?

Féroce. Cruel. Et pourtant si terriblement humain au fond. Le propos de Camus est d’une richesse incroyable et ne peut se résumer, mais en gros il veut dire : vous ne devenez réellement humain que le jour où vous serez à même de vous juger en pleine conscience.  N’attendez pas le jugement des hommes, celui qui vous importe c’est d’abord celui que vous portez sur vous-même en vérité. C’est fondamental pour survivre, non ? C’est par ailleurs exactement le discours tenu par Sarah Chiche dans les Enténébrés paru l’an dernier au Seuil lorsqu’elle dit : « Mais de quoi sommes-nous la faute ? »

Quelle question auriez-vous souhaité poser à son auteur ?

T’as du feu Albert ? Il aurait la cigarette en coin, l’icône intello absolue, le par-dessus remonté sous les oreilles, un regard un peu rieur, et surtout très amoureux de la nature des hommes.  On regarderait autour pour voir si la leçon de La Chute avait été retenue par nos semblables. On verrait que non.  Au demeurant, pas plus par eux que par nous-mêmes. Puis, on serait allé boire un coup. Ou deux. L’air un peu ailleurs je crois.

Quelle question auriez-vous souhaité poser à son éditeur ?

Dis, Mich’ (Gallimard donc), t’as vérifié la pression des pneus de la Facel Vega FV3B ? Oui, je sais, c’est un peu facile cette impertinence … 

Sans transition, quelle est votre librairie coup de cœur ?

Je participe activement à la vie de ma librairie de quartier qui est l’inénarrable Librairie Antoine* à Versailles ; plus que centenaire et tenue depuis quatre ans désormais par Antoine et Nathalie qui sont devenus des amis. Je pourrais écrire un roman sur mes deux libraires chéris, que je passe une partie de ma vie à traumatiser sans relâche (pour leur plus grand plaisir bien sûr) ! Une librairie réellement participative qui a un concept étonnant : ce sont (presque) les lecteurs qui choisissent les livres qui y sont proposés ! Génial non ?

Par ailleurs, je fréquente aussi une petite librairie de bord de mer lors de mes très fréquents séjours à Locmariaquer : La librairie du Golfe** tenue par Michel Granval, fine lame de la chose littéraire, qui a toujours le bouquin auquel je n’avais pas pensé. C’est cela un libraire je crois, quelqu’un qui pense au livre qu’on n’attendait pas. On ne se rend pas compte mais avoir une vraie librairie dans un si petit village est une chance inouïe. Une vraie richesse qu’il faut préserver à tout prix.

*16 rue du Général Leclerc, 78 000 Versailles
**15 rue de la Victoire, 56740 Locmariaquer

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