Nichée dans le onzième arrondissement de Paris*, L’Impromptu est bien plus qu’une simple librairie. Son espace consacré aux expositions et son coin café en font un écrin chaleureux dédié à la culture. A sa tête, Jeremy Derny, lecteur et libraire passionné.

Quel est votre livre de chevet par excellence?
Ce n’est pas un, mais deux livres qui trônent en livres de chevet de manière permanente. Deux ouvrages qui n’ont rien à voir, mais qui ont compté à deux périodes de ma vie. D’un côté, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur de Maurice Leblanc (1907); de l’autre Mildred Pierce de James M. Cain (1941).

A quel moment les avez-vous lus?
Ces deux textes sont particulièrement caractéristiques de mon intérêt pour les livres.
Arsène Lupin est le premier ouvrage, alors que j’étais enfant, à m’avoir réellement fasciné et qui, en plus de cela, avait le luxe de se constituer en série. J’ai compris, à ce moment-là, la possibilité de prendre plaisir à se plonger dans un récit (par opposition à la surabondance des écrans, par exemple).
Ma passion pour Mildred Pierce vient d’une enseignante de littérature qui en parlait avec des étincelles dans les yeux. C’est ce sentiment de dépassement qui a éveillé ma curiosité et a confirmé mon intérêt pour la lecture, alors que j’étais au lycée.

Pourquoi vous ont-ils marqué?
Arsène Lupin, c’est ce tout-en-un qui mêle l’aventure et le polar, la romance et l’insolence, la délinquance avec la plus grande élégance. Ce seul personnage a tous les éléments pour nous fasciner. Ce sont des romans d’évasion et d’apprentissage à travers les régions et les époques qui nous en apprennent bien plus que ce que l’on pourrait croire.

Mildred Pierce, de son côté, est le combat d’une femme contre elle-même et les autres : contre une époque, contre la place de la femme, contre les diktats et les attendus. C’est un personnage qui force le respect, car elle ne baisse jamais les bras et se bat. Cette femme en mouvement permanent qui, en pleine crise, reflète la condition de la femme avec une grande modernité : femme, amante, mère, épouse, entrepreneure, etc.
Quelles sensations ont-t-il réveillées chez vous?
C’est réellement une sensation de fascination qui m’a envahi à travers ces deux écritures… Dans ce que ces deux personnages, pour des raisons clairement différentes, ont dû se construire et se dépasser pour exister dans un cadre social qui, pourtant, aurait dû les bloquer dès le commencement de l’intrigue. Cette capacité à imaginer que le « malgré » n’est pas une fatalité et qu’une voie de sortie est toujours envisageable m’a séduit dans ces deux écrits.
Les avez-vous lus plusieurs fois?
Arsène Lupin, gentleman cambrioleur se présente sous la forme d’un recueil et cela invite d’autant plus facilement à y revenir. L’ouvrage que j’ai est bien jauni et un peu usé, mais reste toujours à portée de mains. Il m’arrive de relire une nouvelle de temps en temps et j’y prends toujours autant de plaisir.
Mildred Pierce se compose de moments de vie de ce personnage et il m’arrive de relire des passages assez régulièrement- plus que l’ouvrage entier d’ailleurs. C’est un bon outil de connexion quand on a parfois besoin d’un soutien dans la « vraie vie ».

A qui les avez-vous prêtés?
Arsène Lupin n’a jamais été prêté, mais il fait partie de ces ouvrages à partager. Et c’est maintenant en tant que libraire que je peux le proposer et en parler avec des étincelles dans les yeux aux jeunes qui viennent en recherche d’aventures et d’évasion.
Mildred Pierce a été prêté à de nombreuses occasions, surtout au moment de son adaptation en série télévisée. Il me semblait indispensable de profiter de ce regain d’intérêt pour présenter le livre à ceux qui ne le connaissaient pas. Ce sont principalement des amies proches qui en ont bénéficié et ont partagé le même sentiment que moi. L’avantage de cet ouvrage, c’est qu’il suscite facilement la discussion. J’ai d’ailleurs pu le vérifier en animant un club de lecture à son sujet à la Librairie L’instant où je travaillais auparavant…
Quel adjectif utiliseriez-vous pour qualifier ces livres?
Arsène Lupin reste très « complet » dans sa proposition et la manière dont on peut se l’approprier. Complet dans ses registres, dans son style, dans ses approches.
Mildred Pierce restera toujours un roman « émancipateur », avec comme trame de fond le rêve américain, lié à la condition féminine.
Quelles questions auriez-vous souhaité poser à leurs auteurs?
A Maurice Leblanc, j’aurais demandé les motivations qui dessinent un tel personnage dans toutes ses inspirations et ses motivations. Un personnage qui part du rôle de cambrioleur, qui connaîtra une évasion de prison, qui sera patriote pendant la guerre ou détective privé plus tard. Au-delà de cela, quand on est écrit des séries, la question se pose toujours, j’imagine, de savoir si on peut (doit) en concevoir la fin, comme le voudrait toute œuvre-vie.
A James M. Cain, je demanderais simplement comment il a vécu la période de la Grande Dépression et l’impact que cela a eu sur lui. J’aurais également voulu savoir s’il s’est inspiré, pour certains détails, des sensations de son enfance.
Et à leurs éditeurs?
C’est particulièrement vrai dans le travail d’écriture du personnage d’Arsène Lupin et de ses aventures : comment la relation entre l’éditeur et l’auteur peut-elle servir la création littéraire et la construction d’un schéma narratif ?
Pour la maison Alfred A. Knopf qui a publié Mildred Pierce, malgré le succès passé du roman, le facteur sonne toujours deux fois ! Je m’intéresserais à la temporalité d’une publication : à savoir si l’éditeur n’a pas peur, lors de la publication, que la période racontée puisse desservir l’ouvrage ou l’intérêt qu’on lui accorde des décennies plus tard. Y a-t-il plus largement un attrait de la postérité ?
*48 rue Sedaine, 75011 Paris